« Et pourtant, il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel (…) », commentait le célèbre anthropologue et ethnologue Claude Lévi-Strauss. Malgré des communications et des échanges entre pays accrus au fil des siècles, il semble que nos différences culturelles alimentent toujours un imaginaire exotique.
Je vis à Beijing de façon intermittente depuis 2010 et je « côtoie » le pays ainsi que sa langue depuis mes 13 ans. On me questionne souvent à ce sujet : ai-je déjà passé un Nouvel An lunaire en Chine, dans une famille chinoise ? Est-ce que je trouve que le Nouvel An lunaire ressemble à Noël ? Y a-t-il des pratiques ou bien des éléments qui m’ont marqué pendant le Nouvel An chinois ? Je me suis souvent senti désabusé face à ces questions, car les réponses peuvent parfois être complexes selon nos origines, nos parcours familiaux. Bien que des traditions existent pour Noël ou la fête du Printemps, elles varient selon les régions, l’histoire et les flux migratoires.
La culture chinoise m’a été présentée par mes amis et enseignée par mes professeurs sous une forme figée régie par des codes et normes précis, qui sont souvent perçus comme propres à cette culture, comme pour toute culture d’ailleurs. Cette culture ne semble pouvoir être la nôtre que si l’on y est né. Vu de France, le Nouvel An chinois se déployait dans les rues sous ses traits les plus exotiques, comme dans une fresque orientaliste. Seulement, pour moi qui suis né en Alsace dans une famille d’origine libanaise et qui ai grandi dans un milieu où tous mes amis venaient de différents pays, la différence était une norme. Pour cette raison, je me demandais : « Cette culture que l’on me présente comme différente, unique, voire exotique l’est-elle vraiment ? »
Un voyage à Xiangtan
Les Chinois font des jiaozi pendant le Nouvel An chinois.
En 2012, alors que j’étudiais l’architecture à l’Université Tsinghua, une amie me proposa d’aller chez elle à Xiangtan, une ville près de Changsha, dans la province du Hunan, pour le Nouvel An chinois. Je m’empressai d’accepter et j’embarquai dans le train Beijing-Xiangtan pour un voyage de 16 heures (il n’existait pas encore de TGV entre les deux villes). Alors que les paysages défilaient dans le train, j’étais excité de pouvoir découvrir un autre lieu, surtout de voir les dynamiques culturelles et familiales lors de la fête du Printemps.
À l’époque, j’avais 19 ans, et rencontrer la famille de mon amie, même si nous étions très proches, me mettait quand même mal à l’aise. J’appréhendais ce moment, je me sentais timide, car je ne n’étais pas sûr que nos codes sociaux soient les mêmes. À mon arrivée à Xiangtan, mon amie est venue me chercher et nous sommes allés dans la famille de sa mère. Dans un premier temps, j’ai observé les dynamiques au sein de sa famille. Je me souviens encore du froid glacial non seulement dehors, mais aussi à l’intérieur. Nous nous sommes retrouvés chez sa tante, à qui j’ai offert des gourmandises de France. Je me souviens que le soir même, nous faisions des jiaozi (raviolis chinois).
La grand-mère préparait les jiaozi tandis que les parents mangeaient des graines en regardant la télé : cette scène de famille n’avait rien d’étranger ou d’exotique pour moi, au contraire. Je m’amusais aussi à faire des jiaozi, et inutile de préciser que leur forme n’était pas des plus réussies (aujourd’hui encore, ceux que je prépare ressemblent à des chaussettes, mais mes farces sont délicieuses) ! La grand-mère essayait de m’enseigner sa technique, en tenant d’une main la base du jiaozi puis en le refermant par le haut. Cette dichotomie que l’on veut souvent mettre en avant entre nos cultures, je ne la voyais pas.
En effet, je me remémorais une scène de famille banale avec ma mère, ma grand-mère et mes tantes, où nous faisions à manger ensemble. Ces jiaozi me faisaient penser aux samboussik que j’avais déjà essayé de préparer avec ma mère et qui ressemblaient aussi à des chaussettes. Et malgré le froid glaçant de l’hiver de Xiangtan, je me souvenais de scènes d’été au Liban, quand je rentrais voir toute la famille et que nous cuisinions un grand repas pour célébrer nos retrouvailles.
Un soir après le Nouvel An, nous sommes allés jouer au mah-jong avec la mère de mon amie et ses amies. En chinois, nous appelons une femme plus âgée (de l’âge de nos parents) « tante » et un homme plus âgé « tonton ». En libanais, la même dénomination est utilisée, ce qui accentuait cette impression de similitude et de familiarité. Alors que j’apprenais le mah-jong avec les ayi (les « tantes »), leurs mains étaient toujours occupées et elles jouaient de manière presque automatique. J’étais bien incapable de suivre leur rythme et la mère de mon amie me disait : « Petit Chu (mon nom chinois), allez ! Dépêche-toi de jouer, tu ne peux pas laisser les autres attendre comme ça ! » Mon amie riait, car elle non plus ne savait pas jouer aussi vite. Je me rappelle que nous buvions du thé et mangions des graines de tournesol. Ces scènes pour moi étaient celles de la vie courante en famille, que ce soit en France ou au Liban, lorsque nous étions assis avec ma grand-mère, mes tantes ou bien mes parents, à discuter et à s’échanger les dernières nouvelles.
Les autres soirs, nous retrouvions les amis de mon hôte ou nous allions boire des verres en mangeant des snacks (xiāo yè en chinois). Une nuit, nous nous sommes retrouvés autour d’une marmite de viande épicée avec des bières et nous nous sommes raconté nos aventures. Mon amie et ses copains riaient, se taquinaient comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Tout comme en France, lorsque je revois des amis d’enfance autour de frites ou bien de tartes flambées : nous nous racontons nos vies, comme si de rien n’était.
De grand-mère à grand-mère
De nombreux domaines de Bordeaux proposent des sélections de plats spéciaux
aux consommateurs chinois pour célébrer le Nouvel An chinois avec eux.
Plus je passais de temps avec la famille et les amis de mon amie, plus je trouvais familiers les traditions et les rites sociaux qui entourent le Nouvel An chinois. J’y voyais là une simple occasion pour la famille et les amis de se réunir, de partager des moments ensemble. La notion de barrière culturelle n’existait pas pour moi, sûrement parce que je parlais le chinois, ce qui a facilité mon intégration. La locution de Charles Quint, Quot linguas calles, tot homines vales, est peut-être juste : « Autant tu pratiques de langues, autant tu es humain. » La connaissance du chinois et mon environnement multiculturel ont rapidement déconstruit l’exotisme autour de la Chine, telle qu’elle est décrite et enseignée.
À la fin de cette fête du Printemps, j’imaginais des scènes assez drôles, comme ma grand-mère libanaise et cette grand-mère chinoise préparant des jiaozi ensemble. Je me disais que même si elles ne parlaient pas la même langue, elles se comprendraient, ou bien elles échangeraient chacune dans leur langue, mais leurs us et coutumes, si proches, leur permettraient de transcender le langage.
En fin de compte, ce Nouvel An chinois, outre qu’il est basé sur le calendrier lunaire, est-il fondamentalement différent, étranger, exotique ? Comme Simone de Beauvoir l’a dit dans Le Deuxième Sexe : « On ne naît pas femme, on le devient. » Aussi pourrait-on dire : « On ne naît pas Français, on le devient », « On ne naît pas Chinois, on le devient ». Après ce Nouvel An, je m’étais rendu compte que je n’étais né ni Français, ni Libanais, ni Chinois, mais que je devenais ces cultures au fil du temps.
*GEORGIES SROUR est urbaniste. Il a fait des études en architecture à Beijing, puis en sinologie et en relations internationales à Paris.