L’axe au sens urbanistique n’est pas l’invention d’une civilisation particulière, il se révèle dans maintes villes depuis la Haute Antiquité. Mais certains axes se distinguent des autres, lorsque leurs créateurs voulaient qu’ils suivent une ligne méridienne. C’est ainsi que deux axes coexistent à Paris : le fameux axe structural Champs-Élysées - rue de Rivoli, comparable à celui de Beijing au niveau de l’échelle spatiale et des fonctions, et le méridien de Paris, qui ne se traduit en trame urbaine que dans sa section entre l’Observatoire et le Palais du Luxembourg. C’est ce deuxième qui rivalisait avec le méridien de Greenwich au XIXe siècle pour le statut de degré zéro de la Terre.
Vue sur la Cité interdite depuis le parc Jingshan, en octobre 2019
La ville de Beijing était un peu à l’écart de cette compétition au niveau géographique, mais pas au niveau scientifique. En fait, le méridien de Beijing est déjà présent vers 1721, sur le Plan complet du territoire impérial, et sert de degré zéro à tout l’empire. Le relevé de ce plan était connu en Europe, grâce à la participation des jésuites français à ce gigantesque projet coopératif. Le plan fut traduit et reproduit d’abord dans la fameuse Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise de Jean-Baptiste Du Halde, et puis diffusé dans divers pays occidentaux.
Il est certain que les cartographes mirent le méridien origine à Beijing par ordre de l’empereur Kangxi (qui régna de 1661 à 1722). Celui-ci accordait une importance géopolitique à cette pratique. Mais comme à Paris, le méridien de Beijing et l’axe urbanistique de Beijing sont deux lignes différentes : l’Axe central de Beijing, visuellement nord-sud, présente un petit angle (légèrement moins de 2°) avec le méridien véritable. Géographe français, Philippe Buache fut le premier à identifier et à représenter cet angle, grâce aux coordonnées obtenues sur place par des scientifiques jésuites. Sur un plan de Beijing commenté par lui-même en 1752, on voit pour la première fois que l’Axe central de Beijing se prolonge en réalité vers le nord-ouest : cela engendrait, depuis le XXe siècle, des hypothèses infinies pour l’expliquer, sachant que cet angle ne peut pas être là par erreur technique. Insaisissable par les yeux, il est manifeste pour les astronomes, et les trames urbaines de Beijing montrent que les urbanistes de l’empereur, sous les Ming (1368-1644) et les Qing (1644-1911) comme sous les Yuan (1271-1368), étaient parfaitement conscients de cet angle.
L’Axe central de Beijing est ainsi considéré par le public comme une ligne mystérieuse, et on ignore parfois qu’il n’a pas qu’une seule dimension.
Un symbole des normes rituelles
Imaginons que l’empereur, sur un coup de tête, ait voulu faire une promenade en longeant l’axe central de sa capitale, de la porte du rempart extérieur jusqu’au bout septentrional de la ville, et ce dans un sens strict : il ne prendrait aucun détour, et ne marcherait que sur le pavement sacré du marbre blanc. Son ordre serait immédiatement exécuté par ses officiers : toute la voie serait libre, toutes les portes centrales, des arches monumentales et des salles successives, seraient ouvertes pour que l’empereur demeure sur sa « veine de dragon ».
Le plan de Beijing commenté par Philippe Buache montre l’angle entre l’Axe central et le véritable méridien (ligne en pointillé). (Photo fournie par Li Weiwen)
Mais l’empereur prendrait vite la conscience que cette promenade est impossible. Il pourrait, bien sûr, longer l’axe géométrique de la ville dans une grande partie de cette longue séquence spatiale, mais certains obstacles sont infranchissables : le Palais de la Tranquillité terrestre, après avoir été rénovée au XVIIe siècle, a sa porte principale sous la travée latérale gauche ; la fameuse colline du Charbon, dressée par les Ming avec les fragments de Khanbaliq (l’ancien nom de Beijing), n’a pas d’escalier central sur sa pente du sud ; le Temple de la Paix impériale rempli de statues de dieux et d’équipements de rite, n’a même pas de porte au nord, comme un cul-de-sac...
Ainsi, des détours sont nécessaires. Mais l’empereur ne serait pas fâché, pas plus qu’il n’ordonnerait le déplacement de porte, le déblaiement de la colline et le percement de salle pour que son axe soit dégagé. Sa Majesté savait bien que l’axe de la capitale ne se définit pas par le trajet rectiligne d’un homme omnipotent. Les dieux, les symboles de l’État et les codes rituels sont prioritaires, ils « habitent » l’axe, alors que l’empereur, sacré mais mortel, règne sur le pays en se tenant de temps en temps sur cet axe (quasi) méridien, sur son trône, parmi le rang des déités de l’empire. L’Axe central n’incarne pas le pouvoir suprême, il est simplement le lieu de travail de l’empereur, tandis que sa vie quotidienne se passe ailleurs.
Photo de Felice Beato depuis le point culminant de l’île Qionghua à Beihai en 1860. On y voit Jingshan sur la gauche, le pavillon Wanchun et la Cité interdite au loin à droite. (Photo fournie par Li Weiwen)
Remarquons que la plupart des édifices sur l’Axe central de Beijing sont équipés de plusieurs passages – normalement trois ou cinq – ce qui veut dire qu’un pèlerin ayant comme destination le trône dispose, théoriquement, de milliers de trajets possibles pour y accéder. Il peut prendre le passage du milieu à la première porte, le passage à côté à la prochaine, et le passage marginal à la suivante... Certains trajets avaient des significations spécifiques, par exemple le prince héritier prenait à chacune des portes le passage de l’est, direction du printemps et de la génération future ; un envoyé de l’empereur avait le droit de prendre le passage central pour sortir de la Cité interdite, avec l’ordre impérial entre ses mains, alors qu’il devait prendre le passage à côté lorsqu’il revenait, une fois l’ordre exécuté. L’empereur seul avait le droit d’emprunter tous les passages du milieu, mais lorsqu’il était en deuil, ou lorsqu’un désastre touchait son peuple, il lui fallait également quitter l’axe, et traiter les affaires d’État dans un édifice latéral pendant quelques jours. Un axe révèle son sens précisément lorsqu’on s’en écarte.
La profondeur de l’Axe
Le terme aujourd’hui très courant pour désigner l’Axe central de Beijing ne se trouve dans aucun écrit historique. En réalité, il n’existait pas de mot pour désigner cette ligne. Il semble que l’on avait une autre conception de cet axe qu’aujourd’hui.
Il y a huit siècles, les urbanistes de Kubilaï Khan (1215-1294, fondateur de la dynastie des Yuan), pour tracer cette ligne sur une plaine vierge, ont employé les techniques cartographiques et astronomiques les plus avancées de l’époque. Mais dès que la ville a commencé à accueillir ses habitants, cette notion d’axe s’est neutralisée. En certains cas, les rites demandaient que la pompe (ou le deuil) de l’empereur longe une des sections de l’Axe central, mais la prescription de rites ne mentionne aucun axe ni route, elle énumère simplement les portes que l’empereur devait emprunter. Le défilé traversait les différentes couches de la ville ; la linéarité se traduisait en profondeur.
Le fruit de cet immense travail de cartographie s’est répandu plus vite en Europe qu’en Chine, grâce à Jean-Baptiste du Halde. (Photo fournie par Li Weiwen)
Contrairement à aujourd’hui, où l’on a l’habitude d’observer la ville de surplomb, dans l’histoire, l’Axe central de Beijing n’a jamais été considéré comme un tout. Il est en fait complexe et hybride, difficile à appréhender à l’œil : dans ses sections du sud et du nord, il semble être une voie qui passe par divers portiques, tours et ponts, mais lorsqu’il entre dans la section centrale, il gagne immédiatement en épaisseur.
C’est pour cela que la zone tampon de l’Axe central, proposée à l’UNESCO pour inscription au patrimoine mondial, couvre la moitié de Beijing intramuros : l’ensemble du domaine impérial, et même des quartiers encore plus loin. Ce domaine impérial, est une zone large d’une superficie de 6,87 km2, à ne pas confondre avec la Cité interdite, qui se situe en son centre. La famille impériale et ses serviteurs, mais aussi des artisans, des religieux, des fonctionnaires, tous cohabitent et coexistent au-delà des rangs, des idées, des métiers. L’Axe central traverse le domaine impérial et se prolonge jusqu’aux marges de la ville, mettant ainsi en relation, dans une échelle encore plus large, la vie des citadins. On trouve cette fameuse prescription dans la plus ancienne théorie de l’urbanisation en Chine : « le palais d’audience devant et le marché public derrière ». Le terme « axe » ne prend son sens qu’en reliant l’avant et l’arrière, qu’en connectant l’aspect politique et l’aspect public d’une capitale.
Un espace fonctionnel moderne
À Paris, on se repère par la Seine. À Beijing, on se repère souvent par son axe. L’axe nous donne une série de coordonnées, pour que nous nous situions non seulement dans l’espace, mais aussi dans la logique de la vie. Les habitants de Beijing, y compris la famille impériale, s’organisaient autour de son axe : les affaires civiles, les milieux de lettrés, la perception des impôts, les greniers à riz, à l’est ; les administrations militaires, le système juridique, les temples et les monastères impériaux, les entrepôts logistiques, à l’ouest. Aujourd’hui encore, cette disposition traditionnelle de fonctions urbaines demeure, et les Pékinois parlent quotidiennement du contraste entre les atmosphères à l’est et à l’ouest de la ville : ici, encore une fois, l’axe n’est même pas mentionné, mais l’on en parle.
*LI WEIWEN est chercheur en histoire de l’architecture et de l’urbanisation en Chine, post-docteur au Musée du Palais