J’ai découvert la Chine à l’automne 2003. Je m’occupais du programme d’accueil de 150 diplômés chinois dans les agences d’architecture françaises au sein de l’association AFEX (Architectes français à l’export). Le dirigeant d’un institut d’architecture à Urumqi (Xinjiang) m’avait sollicité pour que j’aide son institut à participer à des projets dans l’Est de la Chine et me proposait un partenariat.
Le Grand Théâtre national de Chine à Beijing, conçu par l’architecte français Paul Andreu, est l’un des exemples de coopération architecturale franco-chinoise.
Bien qu’expérimenté à l’export de l’architecture française, l’immensité, l’économie, les pratiques, les usages, la langue de la Chine m’étaient inconnus. Je craignais de ne pas être suffisamment armé pour risquer le défi que représenterait pour mon agence de taille moyenne une immersion dans cet océan nouveau. J’ai donc différé ma réponse, jusqu’à ce que cet institut m’invite en Chine.
À ce moment-là, je travaillais sur de grands programmes publics au Turkménistan, et le Xinjiang n’était pas si loin. J’ai donc eu la chance, comme Marco Polo, de découvrir la Chine en y entrant par l’Ouest, à l’automne 2004. Je suis tombé sous le charme du Xinjiang, de la Route de la Soie et de ses légendes, de la beauté sans limites des immenses paysages que la géographie de la Chine offre aux voyageurs. Je me suis ensuite laissé happer par les enjeux fabuleux de la ville chinoise, qui était à ce moment le plus grand laboratoire d’expérimentation de l’urbanisme au monde. Beijing, Shanghai, Shenzhen, Hong Kong, Guangdong m’ont sidéré par leur échelle, leur énergie, leur histoire, leurs trésors. De retour à Paris, j’ai eu l’impression de revenir dans ma province. Le centre du monde s’était déplacé, et ma génération n’y avait vu que du feu.
Thierry Melot (1er rang au c. ) et Li Liguo (1er rang, 3e g.) posent avec des collègues lors d’une réunion à Beijing.
J’ai découvert pas à pas le marché chinois. J’ai appris à tisser avec patience des liens avec les dirigeants, les fonctionnaires et les intellectuels chinois rencontrés. Nous partagions culture, humour et joie de vivre sans difficulté, et ils m’ont accordé leur confiance en mon expertise.
Au bout de quatre ans d’efforts et de résultats mitigés, j’étais parvenu à capitaliser des connexions amicales et quelques références. J’avais dès l’origine de ce parcours recruté Li Liguo, un jeune architecte chinois diplômé de l’Université Tongji de Shanghai qui travaillait pour l’agence tout en préparant son diplôme français. Courageux, tenace, intelligent et travailleur, il m’a beaucoup aidé à comprendre son pays. Nous avons donc convenu de son retour en Chine, ce qui lui a permis d’asseoir notre présence sur le marché de la commande architecturale chinoise.
En 2010, après une année d’effort, nous avons passé ensemble l’oral final du plus grand concours d’urbanisme de l’année en Chine : l’aménagement de l’île de Hengqin, la nouvelle zone économique spéciale de Zhuhai (Guangdong) qui couvre une superficie d’environ 110 km2. Il fallait la créer de toutes pièces. Nous avons jeté tous les moyens de l’agence dans la bataille pour porter une offre ambitieuse. Elle mettait en avant des choix écologiques originaux, porteurs d’un virage décisif dans les pratiques de la ville chinoise. Nous avions ancré le projet dans l’essence du paysage rural préexistant, et avons appelé ce projet « La mémoire de l’eau », un nom poétique tiré du roman éponyme de Ying Chen, romancière québécoise née à Shanghai.
La plupart de nos conseils nous avaient cependant prédit l’échec. Mais ce sont ces choix et la démonstration qui ont convaincu le jury de concours composé d’experts venus de Shanghai et de Beijing. Ils ont proposé au maire de Zhuhai de nous désigner lauréats. J’ai eu de beaux échanges emprunts de respect mutuel pendant dix ans avec cette personnalité hors norme, qui m’a nommé dans le corps des « urbanistes stratégiques » de sa ville et m’a fréquemment consulté sur des sujets difficiles.
À partir de ce premier succès, nous avons glané de nombreuses consultations dans une trentaine de villes chinoises qui nous ont fait confiance. L’agence « ama China » des origines est devenue ensuite IFAD, qui œuvre à partir de Hong Kong, Shenzhen et Shanghai, dont Li Liguo assure la Direction générale et est mon principal associé. Il a mis en place une stratégie efficace de développement en créant la Société de communication architecturale sino-française (SFACS) en 2015, qui promeut les savoir-faire français en Chine en organisant des cycles de conférences dans tout le pays. Pendant douze ans, j’ai donc porté la bonne parole du développement durable et de la ville heureuse à la française, et permis à de jeunes français de se faire connaître en Chine.
Le virage pris par la Chine en 2015 lors de la COP21 à Paris a confirmé que nous avions vu juste et consacré la reconnaissance de nos prises de position pionnières. Par son discours, le président Xi Jinping a lancé le pays dans l’ère du développement durable et de la lutte contre le réchauffement climatique. Toutes les villes chinoises ont entrepris la mise à jour de leurs schémas directeurs, et on assiste à des compétitions de vertus écologiques dans l’attribution des contrats d’études urbaines et des projets architecturaux. Alors qu’il y a vingt ans, le mot même faisait sourire, aujourd’hui l’expertise chinoise « ville durable » est parvenue au meilleur niveau international.
C’est ainsi que nous avons pu mettre en œuvre de nombreux projets urbains de territoires et de villes, notamment le schéma 2050 de l’arrondissement de Doumen à Zhuhai pour 2 millions d’habitants, le schéma d’aménagement de la rive gauche de la rivière des Perles (Guangdong) sur 40 km, le Parc national de Jieshi à Changli à Qinhuangdao (Hebei) et la Cité des industries créatives de Songzhuang, à Beijing.
Le complexe Times Square de Binhu à Hefei (Anhui), réalisé avec la participation de Thierry Melot
Nous avons également participé à de grands chantiers architecturaux prestigieux comme la Cité des affaires de Hefei (450 000 m2), celle de Chengdu (350 000 m2), ainsi que l’Université polytechnique de Harbin à Shenzhen (95 000 m2) associés avec l’agence française 2/3/4 pour ces deux derniers. La dimension de ces chantiers est dix fois supérieure celle de nos opérations françaises à la Défense, Lyon-Confluence ou Orléans. C’est une échelle qui demande beaucoup de recul et de maîtrise. J’ai puisé au répertoire des grands maîtres français du XXe siècle comme Auguste Perret, Fernand Pouillon, ou Eugène Beaudouin, qui détenaient l’art de cette maîtrise de la grande échelle et de la technique des proportions, qui est le secret discret de l’architecture française.
Pour le futur immédiat, nous cherchons à exporter notre connaissance approfondie des principes stratégiques de mise en œuvre de la ville durable acquis en Chine à grande échelle. Nous visons tout particulièrement l’Afrique francophone, ou j’ai vécu quinze ans et construit dans huit pays. D’Alger à Kinshasa et de Dakar à Nairobi, nous espérons participer à l’édification des villes durables qu’attendent le milliard de nouveaux habitants qui vont y naître dans les trente prochaines années. Ce continent doit absolument maîtriser ses développements urbains, et nous sommes à la recherche des partenaires et des investisseurs qui sauraient reconnaître la clé de partenariats dynamiques dans les fruits de décennies de dialogue franco-chinois et des soixante ans d’amitié entre ces deux pays.
*THIERRY MELOT est architecte et urbaniste français (Chevalier de la Légion d’honneur, Grand prix d’Architecture de Bretagne)