Je suis arrivé à Beijing il y a un peu plus de trois ans pour y étudier l’anthropologie et y effectuer mes premières recherches. À l’occasion de mon master à Paris (2014-2016) consacré aux questions environnementales, les cours du grand philosophe et anthropologue Bruno Latour m’ont initié à la discipline de l’anthropologie. Celle-ci m’a séduit par l’équilibre qu’elle offre entre travail théorique et pratique de terrain, ainsi que par l’exploration des modes de vie qu’elle implique. Cependant, c’est seulement en découvrant la Chine il y a trois ans, et en développant le désir d’approfondir ma connaissance de la langue et des cultures du pays, que j’ai réalisé que c’était l’endroit et le moment idéal pour me lancer dans une thèse.
La démarche première de l’anthropologue consiste à se confronter à l’altérité. Dans la plupart des cas, du moins pour les anthropologues français, cela implique souvent de partir vers des sociétés lointaines et peu familières. Ils peuvent accéder alors à ce que le grand anthropologue français Claude Levi-Strauss appelle un « regard éloigné ». En France, bien que j’aie toujours été porté vers l’observation et la description (deux compétences premières de l’anthropologue), je n’avais pas le recul nécessaire pour mener une enquête. Lorsque je rentrerai définitivement en France, peut-être que j’en serai capable. À l’université, mes professeurs chinois encouragent certains étudiants à étudier les sociétés étrangères en utilisant des concepts chinois. Pour ma part, c’est en Chine que j’ai décidé de me former, tant sur le plan académique, en suivant des séminaires et en lisant, que sur le plan pratique en multipliant les enquêtes.
Je suis le seul étudiant étranger au sein du département de sociologie de l’Université de Pékin, et tous les séminaires auxquels j’assiste sont en mandarin. Cela représente une charge de travail et une difficulté supplémentaire, notamment lorsque je dois préparer des interventions orales ; je n’ai d’autre choix que de progresser. J’ai bénéficié d’une année préparatoire dédiée au renforcement de mon chinois à l’université. J’y suis passé du HSK4 au HSK6. Pour apprendre le chinois, il n’y a pas de secret : il faut étudier plusieurs heures tous les jours, en plus de parler, lire et écouter la langue quotidiennement.
Depuis mon arrivée en Chine, je vis dans les hutong. J’ai déménagé trois fois, toujours à proximité de Shichahai. À l’arrivée du printemps, je fais mon potager dans ma cour, je guette le retour des hirondelles, et je passe voir mes amis pour discuter. Le parler pékinois a une saveur particulière : l’accent, l’humour, les histoires, les questions rhétoriques… C’est la campagne en plein centre de la capitale. Enfin, je parle du Beijing à l’intérieur du second périphérique, dans lequel je me sens à la fois familier et totalement dépaysé.
C’est d’ailleurs à deux pas de chez moi, au pied de la Tour du Tambour, que j’ai mené ma première enquête. J’ai toujours été intéressé par les phénomènes de morphologie sociale, notamment la manière dont les individus se regroupent dans l’espace. Au cours de mes voyages, j’ai rapidement remarqué dans les rues des grandes villes de Chine des attroupements de jeunes au look similaire, souvent en train de faire la queue pour prendre, chacun individuellement, la même photo. Ils sont là pour « daka », littéralement « cocher ». À partir de mars 2023, des centaines de jeunes venaient chaque jour à la Tour du Tambour pour y prendre les mêmes clichés. Cette pratique, étrange et peu familière à mes yeux, m’a tout de suite intrigué, notamment par le cadrage qu’elle imposait à cette consommation de lieux par la photographie. J’ai commencé à aller tous les jours à la Tour du Tambour pour observer, prendre des notes, discuter, photographier et pratiquer le daka moi-même.
En parallèle, j’avais commencé à utiliser la plateforme Xiaohongshu, très populaire chez les jeunes. J’avais remarqué que beaucoup de mes amis l’utilisaient quotidiennement pour poser des questions ; elle pourrait me servir d’observatoire sur la vie des jeunes citadins chinois. Au moment où la foule commençait à se presser chaque jour au pied de la Tour, j’observais en ligne de nombreux posts viraux d’influenceurs qui semblaient fixer les codes de la pratique photographique sur place. Pour suivre ce phénomène, qui se déroulait à la fois dans l’espace physique et sur des plateformes numériques, j’ai réfléchi à un dispositif d’enquête expérimental et hybride. Cela a notamment impliqué le tournage d’une vidéo retraçant une journée d’enquête sur place, que j’ai postée sur Xiaohongshu, et par sept ou huit posts au sujet de cette enquête. Ce travail a abouti à l’écriture d’un papier scientifique et m’a fait gagner en popularité sur les réseaux sociaux.
Au cours des dernières années, parallèlement à la préparation de mon doctorat, j’ai cherché à voyager autant que possible à travers différents lieux en Chine. Parmi les expériences les plus mémorables, je retiens : l’accueil chaleureux malgré l’hiver rigoureux du grand nord du pays, l’ascension du mont Taishan dans le Shandong, les vastes plaines de Mongolie intérieure à la fin du printemps, les quelques jours passés dans un temple taoïste de Qingchengshan près de Chengdu et le Nouvel An chinois passé dans le village natal de mon colocataire dans le Henan. Maintenant que ma maîtrise du chinois et de l’écosystème numérique local est suffisante, c’est une grande chance de pouvoir circuler en long et en large dans le pays, ce que je fais systématiquement par train, notamment en train de nuit. Chacun de ces voyages est aussi un stage intensif en technique anthropologique : comment poser une question ? Comment discuter avec différents types de personnes ? Qu’est-ce qui m’intéresse ? Quel est mon style d’enquête ? Comment écrire mon journal de terrain ? Comment articuler le contenu de mon enquête dans un article ? Enfin, c’est une manière pour moi de mieux comprendre l’histoire, la sociologie, les mythes, la géographie et les différences de ce pays. En somme, j’essaie de faire de ces voyages en véritables études de terrain, me permettant de devenir un chercheur plus aguerri.
Mon travail de thèse se déroulera sur le lac Poyang dans le Jiangxi, en été, le plus grand lac d’eau douce de Chine. J’ai identifié ce lieu en janvier 2023 lors d’un de mes voyages, où j’ai remonté par les terres le fleuve Changjiang, depuis Shanghai jusqu’à Chongqing. Depuis, je suis retourné à Poyang à trois reprises et je m’y installerai pour au moins un an à partir de cet hiver. Ces dernières années, le lac Poyang connaît des épisodes récurrents de sécheresse et d’inondation qui déséquilibrent tout son écosystème. Du point de vue de la biodiversité, c’est un lac d’importance internationale, à la fois pour les espèces aquatiques comme le marsouin du Yangtsé, et pour les oiseaux migrateurs comme la grue de Sibérie ou la cigogne orientale qui viennent y hiverner. Sans eau ou avec trop d’eau, ce lac ne peut plus servir de refuge à ces espèces menacées. Je souhaite comprendre comment les collectifs humains de scientifiques, naturalistes, agriculteurs et anciens pêcheurs tentent d’agir sur leur environnement pour le restaurer. Quelles sont les relations qui les unissent aux animaux, aux plantes, à l’eau ou au climat du lac, et comment tentent-ils de les réparer ?
Je reviendrai ensuite à Beijing en 2026 et j’aurai devant moi une grosse année pour écrire ma thèse en chinois !
*VICTOR WRIGHT est doctorant en anthropologie à l’Université de Pékin.