Daya Bay (Guangdong), le berceau du développement nucléaire chinois, abrite la centrale nucléaire de Daya Bay, un fruit important de la coopération sino-française dans le domaine de l’énergie nucléaire civile. Dans les années 1980, des constructeurs chinois et français se sont réunis dans ce qui n’était alors qu’un petit village de pêcheurs à Shenzhen, pour ériger la première centrale nucléaire commerciale d’un million de kilowatts dans la partie continentale de la Chine. La centrale de Daya Bay a été mise en service en 1994.
Cette année marque le 30e anniversaire de la mise en service de cette centrale. M. Hervé Machenaud, ancien vice-président exécutif d’EDF, qui a été le directeur technique de ce projet, décrit cette coopération de plusieurs décennies comme ayant établi une « relation de partenariat exemplaire » entre la Chine et la France. Aujourd’hui, comment cette coopération dans le domaine nucléaire a-t-elle évolué ? Quels sont les nouveaux potentiels de coopération dans la transition énergétique ? Pour répondre à ces questions, La Chine au présent a interviewé M. Hervé Machenaud.
La Chine au présent : Vous avez été un acteur clé dans la construction de la centrale nucléaire de Daya Bay. Pourriez-vous nous raconter comment ce projet s’est déroulé, partager vos impressions et nous donner un aperçu de la situation à l’époque ?
Hervé Machenaud : Cela faisait longtemps qu’on parlait de développement nucléaire en Chine. Il y avait un fameux projet Sanmen qui aurait dû avoir lieu. Mais la rencontre de deux visionnaires, Deng Xiaoping et Lord Kadoorie qui était le propriétaire président de China Light and Power à Hong Kong, ont décidé ensemble de construire une centrale nucléaire près de Hong Kong qui serait sur la partie continentale de la Chine et fournirait de l’électricité à Hong Kong. De cette manière, les emprunts nécessaires à cette centrale pouvaient être remboursés grâce à la vente de l’électricité en dollars de Hong Kong, c’est ainsi qu’est monté le processus. De plus, au début des années 1980, la perspective de 1997 était déjà présente à l’esprit des deux hommes, ce qui constituait une manière supplémentaire d’établir le lien entre la partie continentale de la Chine et Hong Kong. Les Chinois ont examiné les programmes nucléaires mondiaux et ont constaté que le programme français était le plus réussi.
Sous la direction d’EDF, la France a construit un programme nucléaire extrêmement efficace, très sûr et surtout très bon marché. D’ailleurs, c’est pour cette raison que la France a remporté des appels d’offres pour construire des centrales nucléaires en Afrique du Sud et en République de Corée avant de s’implanter en Chine. La Chine s’est donc tournée vers la France, en particulier vers EDF, qui était le chef de file en tant qu’architecte industriel. C’est-à-dire qu’EDF ne fabrique rien directement, mais exploite, conçoit, construit les centrales en collaboration avec des entreprises comme Alstom ou Framatome. C’est ce modèle industriel que la Chine a choisi, demandant à EDF de devenir, en quelque sorte, le maître d’œuvre de son projet à Daya Bay. L’organisation de la GNPJVC (Guangdong Nuclear Power Joint-Venture Company), puisque la société est une joint-venture avec Hong Kong, a été créé. Le président était Zan Yunlong, et le service projet comprenait la direction technique et la direction commerciale. La direction commerciale, dirigée par Peter Littlewood de China Light and Power, s’est installée à Shenzhen puis à Daya Bay avec nous. Nous étions responsables de la direction technique du projet. J’étais le directeur technique de cette organisation, sous la direction de Zan Yunlong et Zhang Wangxing, le directeur de projet. Nous avions la responsabilité technique du projet, rendant compte à Zhang Wangxing et Zan Yunlong, ainsi qu’à EDF, qui avait la responsabilité technique finale et validait les choix techniques.
La construction de la centrale nucléaire de Daya Bay a commencé en 1987. Cette centrale a été mise en service en 1994. (PHOTO FOURNIE PAR HERVÉ MACHENAUD)
La Chine au présent : Plus de trente ans après, quel bilan tirez-vous de la coopération entre la France et la Chine dans le domaine du nucléaire ?
Hervé Machenaud : Tout d’abord, il y a eu plus de trente ans de construction d’un partenariat que je crois exemplaire, un partenariat industriel fondé sur un contrat de confiance démarré à Daya Bay. Cette confiance a progressivement conduit à l’implication d’EDF non seulement dans le nucléaire, mais aussi dans l’ensemble du développement de l’énergie électrique en Chine. EDF a été invité dans des joint-ventures pour la construction de centrales à charbon. Le premier et seul BOT (Build-Operate-Transfer) de l’histoire de la Chine a été confié à EDF. Ce modèle consiste à construire, exploiter pendant quinze ans, puis transférer l’infrastructure. Ces projets ont aussi été des succès, et EDF était un petit peu, je peux dire, la référence de l’entreprise publique. En 2006, le Design Research Institute, le think tank de la Commission nationale du développement et de la réforme, a même publié un rapport sur EDF, expliquant que l’entreprise devait servir de modèle pour les entreprises publiques chinoises. EDF est une entreprise publique de services publics, industrielle, internationale et qui a réussi son introduction en bourse (IPO).
Cette période a été marquée de très grandes coopérations où EDF jouait un peu le rôle de grand frère des entreprises publiques d’électricité chinoises. De nombreux cadres de ce secteur ont été formés en partie par EDF. À la fin des années 1990, plusieurs centaines de ces cadres ont effectué des séjours de plusieurs mois en France.
Ce partenariat a été extrêmement fructueux dans le domaine du nucléaire. Le développement nucléaire de la Chine a été accompagné par EDF, car le modèle industriel choisi par la Chine est identique à celui d’EDF.
Les centrales de Daya Bay et de Lingao participaient chaque année au concours français qui évalue les centrales sur des critères de radioprotection, de sûreté et d’efficacité. Ces deux centrales faisaient partie du challenge du parc nucléaire français, donc c’était vraiment une intégration.
Hervé Machenaud visite le Musée des sciences et technologies du nucléaire de Daya Bay à l’occasion du 30e anniversaire de la mise en service de la centrale nucléaire. (PHOTO : YANG ZHONG)
La Chine au présent : En 2018, la première centrale nucléaire à réacteur EPR a été mise en service à Taishan. En avril 2023, de nouveaux accords ont été signés entre la France et la Chine, toujours avec EDF. Par rapport à votre expérience avec Daya Bay, qu’est-ce qui a changé dans la coopération entre la France et la Chine dans le domaine du nucléaire ?
Hervé Machenaud : D’abord, l’équilibre a été complètement renversé. En 1980, EDF était la référence industrielle dans le nucléaire, construisant jusqu’à huit réacteurs par an dans des conditions industrielles optimales. EDF et la France ont apporté cette expérience à la Chine, transférant ainsi leur savoir-faire. Il est important de ne pas confondre transfert de technologie et transfert d’expérience. EDF ne possède pas de technologies, mais du savoir-faire. Les technologies appartiennent aux industriels et aux fabricants de matériaux. EDF a transféré son savoir-faire à la Chine, à CGNPC (China Guangdong Nuclear Power Holding Co., Ltd.), qui a ensuite développé son propre programme, d’abord avec Lingao, puis avec un programme plus vaste.
Aujourd’hui, c’est exactement l’inverse. La France a pratiquement arrêté le nucléaire à la fin des années 1990, avec la construction d’un EPR dans des conditions assez difficiles. En revanche, la Chine a repris la construction de centrales nucléaires de manière industrielle et massive au début des années 2000 et construit actuellement dix réacteurs par an dans des conditions industrielles optimales. Je dirais qu’à l’échelle de la Chine, c’est comparable à la France des années 1980.
Aujourd’hui, nous pouvons espérer que la Chine aide EDF et la France à relancer leur programme nucléaire en partageant son savoir-faire. Il existe de nouvelles méthodes, notamment en matière de configuration numérique, et la Chine est désormais la référence en matière de construction de centrales nucléaires. Cependant, EDF reste le plus grand exploitant mondial, avec environ 2 500 années-réacteurs d’expérience d’exploitation. Certaines centrales du parc EDF ont dépassé les 40 ans et atteindront bientôt les 50 ans. Cette expérience d’exploitation est extrêmement précieuse pour la Chine, ce qui rend cette coopération mutuellement bénéfique.
L’avenue de Daya Bay (PHOTO FOURNIE PAR DAYA BAY NUCLEAR POWER OPERATIONS AND MANAGEMENT)
La Chine au présent : Comment voyez-vous la coopération entre la France et la Chine dans le cadre de la transition énergétique ? Y a-t-il des partages d’expérience et de savoir-faire ?
Hervé Machenaud : Aujourd’hui, il existe une coopération très importante qui pourrait renaître et se refonder dans le domaine nucléaire, ce qui serait très utile pour la France, la Chine et le monde entier. Le nucléaire n’est pas une affaire nationale, mais un enjeu mondial. La réussite du nucléaire en Chine renforce la crédibilité du nucléaire en France. En cas d’accident, c’est un drame pour l’ensemble de l’industrie nucléaire, pas seulement pour le pays concerné. Il y a donc une dimension globale au nucléaire ; plus il réussit dans un pays, plus il est utile aux autres.
Le nucléaire est évidemment un axe de coopération et de recherche très utile, non seulement pour les technologies existantes, mais aussi pour celles à venir. Parce qu’il y a ce qu’on appelle la 4e génération, c’est-à-dire les réacteurs à sels fondus ou à sodium qui permettent de recycler le combustible soi-disant usé, mais dont 98 % est réutilisable. Cela pourrait multiplier par cinquante ou soixante l’efficacité de l’uranium en l’utilisant dans ce qu’on appelle des réacteurs rapides. La Chine développe aussi des réacteurs à haute température, ce qui constitue un sujet de coopération internationale qui existe déjà et va se renforcer.
Dans le cadre de la transition énergétique, il ne s’agit pas seulement de la production d’énergie, en particulier d’électricité. Il s’agit aussi de trouver des moyens d’organiser la vie pour dépenser moins d’énergie et de manière plus harmonieuse. La France a une certaine expérience dans l’organisation urbaine et a déjà commencé à partager cette expertise avec la Chine.
C’est donc principalement dans la gestion des villes intelligentes, des infrastructures et des transports urbains que les deux pays peuvent échanger et partager leurs bonnes pratiques, tout comme ils l’ont fait dans le nucléaire.
La Chine au présent : Le 29 août 2024, la Chine a publié son livre blanc sur la transition énergétique de la Chine. Quel est votre point de vue sur le rôle de la Chine dans la transition énergétique mondiale ?
Hervé Machenaud : La transition énergétique en Chine est un enjeu fondamental. Le rapport des Chinois à l’environnement est profondément culturel, ancré dans la civilisation et la culture chinoise. Le taoïsme, qui prône le respect et la vénération de la nature, en est le fondement. Il n’est donc pas surprenant que la Chine et les Chinois prennent des mesures significatives pour protéger l’environnement.