Photo © Christopher Dilts/ Xinhua
Les États-Unis traversent peut-être la pire crise de leur histoire depuis la guerre civile américaine, car elle touche simultanément tous les aspects de la vie américaine, grâce à un homme, Donald Trump. Si les errements du président américain sont largement à l’origine de la crise, ils ne font cependant que révéler des maux plus profonds, latents, que la mégalomanie de Trump a mis en relief.
Sur le plan social, le racisme affiché de Donald Trump et de ses conseillers et admirateurs a provoqué la pire révolte sociale depuis des décennies. Elle a en effet souligné, avec le meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis, la survivance d’un système politique, économique et social profondément raciste que les chiffres seuls permettaient déjà depuis longtemps de constater : alors que les Noirs ne représentent que 12 % de la population générale, ils représentaient en 2017 30 % de la population carcérale. De plus, si 14,8 % de la population américaine vit dans la pauvreté, celle-ci concerne 26,2 % des Noirs et 28,3 % de amérindiens contre 10,4 % des Blancs non-hispaniques. Alors que 72 % des Blancs ayant achevé leurs études secondaires entrent à l’université, seuls 44 % des Noirs y accèdent. Les inégalités liées à l’origine ethnique sont allées croissant au fil des décennies. Les violences policières très régulières contre les Noirs ont été le déclencheur de cette révolte, à laquelle pour la première fois, face aux réactions de la Maison Blanche, se sont joints massivement des Américains blancs décidés à dénoncer un système devenu intolérable. Il est vraisemblable que la situation actuelle aura un impact non négligeable sur l’élection présidentielle de novembre prochain, une large fraction de ceux qui s’étaient abstenus de voter en novembre 2016, en particulier parmi la population noire et hispanique, étant désormais déterminés à faire entendre leur voix pour se débarrasser de Donald Trump.
Sur le plan économique, la politique isolationniste de Trump a, dans un premier temps, porté ses fruits. Mais nombre d’économistes américains estimaient que cet effet positif ne serait que transitoire et que l’économie nationale paierait à terme un lourd tribut à cette politique. La pandémie du Covid-19 et les réactions de l’administration américaine ont probablement accéléré ce retour de bâton. En refusant de prendre à temps les mesures qui s’imposaient, Donald Trump a d’abord laissé la pandémie s’étendre dans tout le pays. Puis, en incitant les citoyens à ne pas respecter les consignes de confinement données par de nombreux gouverneurs – démocrates naturellement – afin de pouvoir maintenir l’activité économique, il a favorisé l’expansion très rapide du virus. En incitant à la relance immédiate de l’économie et après avoir mené une politique économique agressive vis-à-vis de l’ensemble des partenaires des États-Unis, y compris leurs plus proches alliés, le président américain a contribué à la crise économique qui, contrairement à ce que prétend la Maison Blanche, risque fortement de s’accroître au fil des mois. En effet, la prospérité de l’économie américaine tient essentiellement à la dette et à sa dépendance vis-à-vis de la demande mondiale. Dans les deux cas, il est peu probable que la confiance entre Washington et le reste de la communauté internationale soit rapidement rétablie. La dette américaine à l’égard de la Chine était en mars 2020 de 1,08 billion de dollars, un argument de poids dans la relation tendue entre les deux pays. Certains responsables américains ont laissé entendre que les États-Unis pourraient tout simplement annuler cette dette pour faire pression sur la Chine, mais une telle décision affecterait considérablement la confiance des autres créanciers internationaux et il serait alors très difficile pour Washington d’emprunter à nouveau. Cette situation économique délétère, dont l’impact social est également important, ne peut qu’affaiblir les États-Unis sur le plan international.
La politique intérieure traverse également une crise sans précédent, au point où analystes américains, et même le candidat démocrate à la présidentielle Joe Biden, s’interrogent sur ce qui pourrait arriver en cas de défaite de Trump en novembre et de refus de sa part de reconnaître les élections, et donc de quitter la Maison Blanche. Jamais le pays n’avait connu une telle situation. La conduite du président américain étant clairement devenue celle d’un autocrate affranchi du respect des lois et de la Constitution, certains craignent qu’une défaite de Trump déclenche une guerre civile, le président s’appuyant de plus en plus ouvertement sur des milices racistes d’extrême droite. Fin avril, des manifestants lourdement armés ont envahi le Capitole de l’État du Michigan et tenté d’entrer de force dans la salle des débats, Donald Trump s’étant alors contenté d’appeler la gouverneure démocrate de l’État à entendre leurs revendications et négocier avec eux. Il légitimait ainsi une tentative de coup de force contre les institutions américaines, un précédent inquiétant. Le président américain ne cesse de s’affranchir de toutes les conventions d’un État dit démocratique et a choisi l’invective, les insultes, les accusations infondées et les fake news comme seul mode de gouvernance. Mais les réactions de soutien d’une partie de l’opinion publique américaine, et surtout d’une majorité des représentants républicains, ne peuvent qu’interroger sur la pérennité du système politique américain. Cette dérive politique a en outre complètement décrédibilisé le discours sur les droits de l’homme et la démocratie que Washington ne cesse d’infliger au reste du monde.
Sur le plan international enfin, l’influence des États-Unis n’a cessé de se diluer au fil des prises de position de Donald Trump et de son administration. La violence de la campagne antichinoise, le soutien inconditionnel au régime autocratique de Benyamin Netanyahou et à ses violations répétées du droit international, les attaques permanentes contre certaines institutions internationales, les sanctions contre certaines d’entre-elles, les privant de la contribution financière américaine, ou même contre leurs personnels, comme cela a été le cas pour la Cour Pénale Internationale, le mépris affichés pour les institutions multilatérales – le secrétaire d’État américain a ainsi qualifié la CPI de « tribunal kangourou »… –, les sanctions promises aux alliés de Washington pour leur imposer des politiques favorables aux intérêt américains (en particulier la campagne contre la 5G de Huawei), sont autant d’éléments qui ont progressivement isolé les États-Unis au sein de la communauté internationale, leur ayant clairement fait perdre le « leadership » auquel ils continuent de prétendre.
Dans un tel contexte, sans précédent depuis 1945, le « rêve américain » s’étant transformé en « cauchemar américain », un espace se créé dans la communauté internationale, ouvrant la voie à d’autres acteurs, qu’il s’agisse de la Chine ou de l’Union Européenne. Le rééquilibrage de la puissance tant réclamé par les puissances émergentes semble enfin à portée de main, et l’Union Européenne, si elle choisissait de résister aux pressions américaines croissantes contre certains de ses membres et à un certain atlantisme en son sein, pourrait alors jouer un rôle déterminant dans la refonte de l’ordre international. Il lui faudrait cependant pour cela accepter d’établir un dialogue constructif avec la Chine et coopérer dans une réflexion globale sur les contours de ce nouvel ordre mondial.
Lionel Vairon est un ancien diplomate et professeur d’université français, aujourd’hui Président de la société CEC Consulting et Chercheur à l’Institut Charhar à Pékin.